Quelque part dans une grotte à Comblain-au-Pont. Entre deux expéditions de spéléologie, des biologistes de l’ULiège s’activent. À la lampe Petzl, eux préfèrent la boîte de Petri : malgré le cadre somptueux, ils ne sont pas là pour observer stalactites, stalagmites et autres pierres remarquables, mais bien pour y recueillir du lait de lune… une roche tendre aux airs de cheesecake minéral utilisée par la médecine traditionnelle pour ses vertus thérapeutiques. Une pratique ancestrale qui a piqué la curiosité des chercheurs liégeois qui se sont penchés sur ce minerai au nom énigmatique en vue d’en vérifier les vertus, à commencer par l’équipe d’Hedera-22, spin-off spécialisée dans l’étude et l’identification des bactéries qui se développent dans des environnements remarquables.
Gestion du stress
Dans la nature, les bactéries développent une série de stratagèmes pour se protéger de leur environnement direct en produisant des molécules spécifiques : les métabolites secondaires. Ainsi en va-t-il des bactéries présentes dans le sol, qui produisent des métabolites destinés à se défendre contre les champignons, les insectes ou d’autres types d’agresseurs. Une activité connue et bien maitrisée dont se sont inspirées de nombreuses recherches pionnières en pharmacie pour développer des antibactériens et des antimicrobiens, à commencer par les travaux d’Alexander Fleming, à qui nous devons la pénicilline. Des recherches aujourd’hui négligées, car confrontées à une forme d’épuisement. Pour Denis Baurain, Marc Hanikenne, Sébastien Rigali et Pierre Toquin, chercheurs à l’ULiège et fondateurs d’Hedera-22, nous n’avons pourtant exploré que la partie émergée de l’iceberg. Pour aller plus loin, il faut repenser les méthodes de découverte traditionnelles, sortir du laboratoire et aller au contact de la nature, là où elle a le plus à offrir, c’est-à-dire dans des conditions extrêmes, où la vie est la plus forte.
Aux commandes de la spin-off depuis 2020, Valérie Renard nous explique : « Soumises à certaines situations de stress comme la présence d’un pathogène, les bactéries vont débloquer un mécanisme de défense et produire des composés, ou métabolites secondaires, qui auront pour effet de repousser ou éradiquer le pathogène. Ce déblocage de mécanisme de défense est en fait l’activation du groupe ou cluster de gènes qui sera à l’origine de la production du métabolite d’intérêt. L’objectif d’Hedera-22 est d’identifier ces métabolites afin de les exploiter à plus grande échelle, en tant que fongicides, insecticides, etc. Pour cela, il faut néanmoins comprendre comment réveiller ces clusters de gènes. Ça, c’est la mission d’Hedera-22 ». Une mission qui a un temps consisté à partir à la recherche de bactéries se développant dans des environnements extrêmes comme des grottes de la région, en partant du principe que si les bactéries ont pu s’y développer, c’est grâce à des capacités spéciales. Une cueillette particulière, désormais révolue pour Hedera-22, celle-ci ayant décidé de passer à la vitesse supérieure grâce à l’intelligence artificielle. Nous sommes en 2020, c’est le moment où Valérie prend les commandes.
In vitro veritas
Ingénieur civile chimiste formée à l’Université de Liège, Valérie Renard a travaillé 25 ans dans l’industrie, chez Prayon, où elle exerçait la fonction de Directeur vente & marketing et était membre du comité de direction. À la recherche d’un défi personnel et souhaitant s’investir dans un projet à impact, elle observait avec intérêt le bouillonnement et la montée en puissance du mouvement start-up. De leur côté, les quatre fondateurs, tous chercheurs à l’université, cherchaient un gestionnaire sur qui se reposer au quotidien. Les planètes s’alignent et, en 2020, Valérie reprend les rênes de Hedera-22. Pour la nouvelle CEO, il faut faire évoluer l’outil. Passer d’une logique de centre de recherche à une logique de marché. Revoir les process et maximiser les effets de levier.
Au début, nous avons collecté manuellement des échantillons bactériens pertinents, mais c’est extrêmement fastidieux, avec un taux de succès de l’ordre de 1% de cultivabilité des bactéries du sol. Après deux ans, nous avons obtenu six preuves de concept, c’est-à-dire des molécules nouvelles ou à activité nouvelle. Il fallait passer par là, mais commercialement parlant, c’était inexploitable
Valérie Renard, CEO d’Hedera-22.
Forte de son expérience dans les recherches sur les métabolites comme de son expertise en bio-informatique, l’équipe lance en 2023 un nouveau projet baptisé « ab_initio » et renverse la tendance : plutôt que d’aller à la collecte de métabolites, la société va désormais se baser sur ses recherches en IA pour établir un inventaire et prédire la structure chimique des métabolites qui seront produits par telle ou telle bactérie en situation de stress. « C’est quelque chose de fondamentalement nouveau. Un game changer pour lequel nous avons déposé un brevet cet été, car une fois que l’on connait la structure d’un métabolite, on peut faire le lien avec son activité et ses débouchés potentiels, son type de fabrication, et bien d’autres choses. Sur base de la prédiction, on peut sélectionner les molécules qui sont intéressantes en fonction des besoins de l’utilisateur final », se réjouit Valérie Renard.
Une information précieuse que la société accompagne d’une activité de biologie moléculaire en laboratoire en vue de fabriquer à la demande les molécules en question. « Dès que l’on identifie l’ADN d’une bactérie ou d’un champignon qui nous intéresse, on identifie le cluster de gènes qui produira une molécule dont on va ensuite prédire la structure et la produire in vitro, c’est-à-dire sans nécessiter la bactérie elle-même. Nous sommes passés du stade de la collecte manuelle à la production guidée par l’intelligence artificielle, ce qui nous permet naturellement d’aller beaucoup plus vite ».
Flower Power
Des processus éprouvés qu’Hedera-22 est aujourd’hui occupée à étoffer, en construisant minutieusement une librairie de molécules naturelles à destination de formulateurs sur le marché, avec un focus particulier sur les biopesticides, « parce qu’il faut bien commencer par se spécialiser, que les besoins du marché sont là et que nous avons dans notre actionnariat un industriel en agriculture » (Globachem, NDLR). En pratique, la spin-off, qui identifie différents antifongiques d’origine naturelle, propose ceux-ci en licence à des industriels, qui formulent un produit fini, s’occupent de son approbation sur le marché et le commercialisent. Une activité de niche que la société entend bien élargir au fur et à mesure qu’elle étend son inventaire, avec des développements possibles dans une variété de secteurs, comme les herbicides, insecticides ou encore les biostimulants. Le tout, d’origine naturelle, même si la composition finale dépend du formulateur.
On cherche des composés qui existent dans la nature mais n’ont pas encore été identifiés. Il n’y a dès lors pas de données existantes. Nous devons constituer une base de données en interne tout en comprenant le chemin biologique de production du métabolite par la bactérie. Une science complexe et passionnante, d’autant que le potentiel est énorme !
Et Valérie Renard de rappeler le paradoxe d’un secteur pris en tenaille, où les pesticides autorisés sont chaque année moins nombreux tandis que les résistances sont toujours plus fortes, un peu comme avec les antibiotiques. Pour la CEO, le Graal serait d’identifier des composés actifs qui fonctionnent selon un mode d’action entièrement nouveau, « par exemple un antifongique qui attaquerait le champignon par une autre voie que la paroi cellulaire ». Un scénario où Hedera-22 pourrait envisager de devenir co-développeur, même si ce n’est pas sa finalité première. Au croisement des gros acteurs du continent, entre la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l’Espagne, Valérie Renard entend d’abord finaliser son catalogue et, quand il sera prêt, pousser quelques cas emblématiques pour convaincre et se faire connaitre des plus grands.
Gérant vert
Une logique de marché que la chimiste n’a pas eu de mal à faire intégrer à l’équipe d’Hedera-22, malgré son pédigrée très « R&D ». C’est que sur les neuf personnes qui composent la société, à côté de Valérie, on compte trois docteurs en bio-informatique, un docteur en sciences chimiques, une docteure en biologie moléculaire et trois techniciennes de laboratoire. « Le passage de flambeau s’est fait assez naturellement. C’est intéressant d’apporter le bagage industriel là où l’on retrouve une forte mentalité académique ». La preuve aussi que recherche et industrie peuvent collaborer main dans la main. « On a un accord de licence avec l’université pour les premières années. Pour la suite, un partage de propriété intellectuelle et un droit de premier refus. Idem avec notre actionnaire Globachem : on a clairement identifié leur domaine d’intérêt et ce sur quoi on peut travailler avec d’autres, pour ne pas se fermer à des partenaires potentiels par la suite ».
Une activité agrotech qui ressemble à s’y méprendre à celle d’une biotech, dont la société a tout, sauf peut-être l’étiquette. « Passer du monde de la recherche à la rentabilité économique reste un parcours fastidieux. Depuis que j’assure la direction, en 2020, on travaille à enrichir notre plateforme, avec une commercialisation prévue pour 2026, soit plus de cinq après la fondation de la spin-off. Il faut être patient, et trouver des investisseurs qui le sont également ; qui comprennent ce que nous faisons, comme c’est le cas avec Noshaq. Nous sommes une biotech verte. Notre science et notre méthodologie sont identiques, mais nous l’appliquons à un autre environnement que les sciences du vivant ». Un processus que l’intelligence artificielle permet d’accélérer, mais pas de révolutionner : « C’est génial, mais ce n’est qu’une méthode accélérée, ça ne remplace pas le chercheur ». Et pour la suite, la société devrait prochainement lever des fonds, après une levée réussie de près de deux millions d’euros à l’été. « Les besoins sont clairement là et la technologie est mature, mais ça reste du moyen terme. L’idéal serait pour nous de faire monter à bord un investisseur actif en agriculture, qui pourra nous enrichir de sa connaissance du marché et de son réseau ». De la fourche à la fourchette et du microscope à l’usine.
Avant de se quitter, on ne résiste pas à la tentation de faire un pas de côté et pousser la porte de l’Observatoire du monde des plantes de l’ULiège, voisin de l’Institut de botanique où Hedera-22 a ses bureaux. L’occasion d’immortaliser la rencontre dans un cadre atypique. Ça tombe bien, il s’y organise actuellement une exposition dédiée aux papillons exotiques. Un rappel poétique qu’il faut parfois laisser le temps au temps. Un spectacle magnifique de couleurs et d’éclosions.
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